On pourrait craindre que l’ouverture de l’aide médicale à mourir (AMM) aux personnes souffrant d’une maladie en phase terminale entraîne des demandes d’AMM motivées par une situation socioéconomique précaire ou par un manque de services (p. ex., de soins palliatifs), mais les données disponibles indiquent systématiquement que l’AMM concerne surtout un public aisé aux besoins d’assistance moindres, ainsi que des personnes ayant largement accès aux soins palliatifs.
L’amélioration de l’offre en interventions palliatives et psychothérapeutiques devrait être une priorité, mais il est peu probable qu’elle affecte l’incidence de l’AMM, compte tenu de l’accès existant à ces interventions pour la plupart des bénéficiaires de l’AMM et de leur efficacité modeste pour le type de souffrance qui motive les demandes d’AMM.
Que l’objectif soit de réduire le recours à l’AMM ou la souffrance des personnes en fin de vie, il est nécessaire de mettre au point des interventions plus efficaces et évolutives pour prendre en charge la détresse de ces personnes, ainsi que de mieux comprendre les facteurs complexes à l’origine de leurs choix.
L’aide médicale à mourir (AMM), désormais légale dans bon nombre de pays, reçoit un appui public solide, mais aussi une opposition parfois forte, principalement pour des raisons morales. Pour les gouvernements qui envisagent de légaliser l’AMM, des questions importantes se posent : Qu’est-ce qui incite les personnes à demander l’AMM? Ces demandes disparaîtraient-elles avec un meilleur accès à des soins palliatifs de qualité en temps voulu? Les personnes en situation de vulnérabilité structurelle en viendraient-elles à demander l’AMM pour des raisons de pauvreté, de négligence ou de manque d’accès à des services de soutien, y compris aux soins palliatifs? Nous abordons ces questions à l’aide des données disponibles dans les pays où l’AMM est légale depuis un certain temps.
Partout où l’AMM est actuellement autorisée, elle est conditionnelle à un diagnostic de maladie incurable associé à des souffrances intolérables (Belgique, Pays-Bas, Canada), à un pronostic court (États-Unis) ou aux deux (Australie, Nouvelle-Zélande). Si les critères d’admissibilité varient selon les endroits, le profil des bénéficiaires de l’AMM semble très homogène. La plupart des personnes (> 70 %–80 %) sont atteintes d’une maladie en phase terminale telle que le cancer ou la sclérose latérale amyotrophique (SLA), tandis que les autres ont une défaillance organique en phase terminale ou une fragilité et une multimorbidité1,2. Même lorsque le pronostic court n’est pas un critère d’admissibilité, la mort naturelle est jugée proche dans la majorité des cas1,3. Une grande partie (75 %–90 %) des personnes sont suivies par un service de soins palliatifs, souvent pendant des mois, avant de bénéficier de l’AMM2,4–6. En moyenne, dans l’ensemble des pays, les bénéficiaires de l’AMM sont plus aisés, plus instruits et moins susceptibles de vivre dans un établissement de soins de santé que les autres2,5,7. Les personnes aisées, instruites, bien soutenues et atteintes d’un cancer ayant reçu des soins palliatifs de qualité ne sont pas les seules à demander l’AMM, mais les données probantes montrent que, à l’échelle de la population, une situation socioéconomique précaire et des lacunes dans les services semblent, statistiquement, prévenir le recours à l’AMM.
La mauvaise qualité et les délais des soins palliatifs sont souvent accusés de motiver les demandes d’AMM. Il n’existe pas de mesure objective de la qualité des soins palliatifs ni de consensus sur le moment idéal pour leur mise en œuvre, mais des études ont montré que les soins palliatifs précoces améliorent les scores de symptômes et la qualité de vie par rapport aux soins classiques8. En revanche, les bénéficiaires de l’AMM sont beaucoup plus susceptibles de recevoir des soins palliatifs que la moyenne. Des soins palliatifs plus précoces ou de meilleure qualité auraient-ils pu soulager la souffrance conduisant aux demandes d’AMM? Probablement pas, pour 3 raisons.
Premièrement, la prestation de soins palliatifs n’est pas la même pour les maladies cancéreuses que pour les autres, même lorsque l’atteinte en matière de symptômes et de qualité de vie est similaire9. En Ontario, par rapport aux personnes atteintes de défaillance organique, les personnes atteintes de cancer sont 2 fois plus susceptibles de recevoir des soins palliatifs (88 % c. 44 %), 4 fois plus susceptibles de les recevoir à domicile (68 % c. 17 %)10, en plus de les recevoir beaucoup plus tôt (médiane de 3 mois c. 3 semaines avant le décès)10. Autrement dit, même en l’absence de critères standards quant à la qualité, à l’accès ou au moment de l’administration de ces soins, les personnes atteintes de cancer reçoivent en moyenne de meilleurs soins palliatifs que les autres. Si le manque d’accès aux soins palliatifs, leur qualité ou le moment de leur prestation motivaient le recours à l’AMM à un quelconque degré, l’incidence serait supérieure chez les personnes atteintes d’une maladie non cancéreuse que chez celles atteintes d’un cancer, mais les données publiées montrent le contraire.
Deuxièmement, on sait que l’efficacité des soins palliatifs est limitée. La consultation en soins palliatifs peut avoir des retombées largement supérieures aux soins classiques sur les symptômes et la qualité de vie des personnes atteintes d’une maladie grave et avancée, mais des méta-analyses indiquent que l’incidence moyenne de la consultation en soins palliatifs spécialisés, bien que significative, est faible pour les symptômes (différence moyenne standardisée [DMS] 0,14–0,23) et pour la qualité de vie (DMS 0,12–0,33), et nulle pour l’amélioration des symptômes thymiques (SMD 0,09–0,11)8. Des études portant sur la patientèle de programmes de soins palliatifs de premier plan montrent qu’une souffrance physique ou psychologique modérée ou grave subsisterait chez au moins la moitié des personnes dans les derniers jours de leur vie, alors qu’elles reçoivent les meilleurs soins palliatifs existants11. Les interventions palliatives peuvent atténuer la souffrance, mais l’amélioration des symptômes et de la qualité de vie n’est pas toujours suffisante pour dissuader certaines personnes de demander l’AMM.
Troisièmement, le type de souffrance qui motive la plupart des demandes d’AMM n’est pas bien pris en compte par les services de soins palliatifs actuels. L’AMM est généralement demandée en raison d’une perte d’autonomie ou de dignité, ou d’une incapacité à s’engager dans des activités autrefois agréables, plutôt qu’en raison de la douleur ou de symptômes physiques1–3. Ce type de souffrance, parfois appelé détresse existentielle, est courant; jusqu’à 38 % des personnes à l’approche de la mort en font état12. La détresse existentielle est également difficile à traiter : une méta-analyse des interventions psychothérapeutiques visant à l’atténuer a révélé qu’aucun des principaux paramètres n’était amélioré par les interventions, et que, si certains des paramètres secondaires présentaient des améliorations modérées, ces améliorations avaient toutes disparu au suivi à court terme (3 mois)13. Peu de données existent sur les effets potentiels de thérapies innovantes et évolutives telles que le recours à des substances psychédéliques, la stimulation magnétique transcrânienne répétitive14 et autres sur la détresse existentielle ou le désir d’AMM des personnes atteintes d’une maladie en phase terminale.
Attention, les données ne montrent pas que la psychothérapie et les soins palliatifs précoces sont inefficaces. Même une amélioration minime peut être très significative si une vaste population en profite, et cela justifie que l’on continue à s’efforcer de rendre les interventions accessibles à tout le monde. Cependant, leurs effets modestes, en plus de la proportion déjà élevée de bénéficiaires de l’AMM recevant des soins palliatifs, ne permettent pas d’espérer qu’un recours accru aux interventions existantes réduirait considérablement le désir d’AMM chez les personnes atteintes de maladies limitant l’espérance de vie. L’élaboration d’interventions efficaces et évolutives devrait être une priorité, que l’AMM soit légale ou non.
Il convient également d’examiner si les demandes d’AMM peuvent être la conséquence d’un manque de ressources de soutien pour les personnes en situation de handicap. On sait qu’une situation socioéconomique précaire est un facteur majeur de mortalité et de maladies chroniques dans le monde entier. En outre, même dans les pays à revenu élevé, les personnes en situation de handicap ont souvent du mal à obtenir le soutien nécessaire. Bien que les déclarations de cas d’AMM de la plupart des pays n’incluent pas de données sur les incapacités ou les services de soutien, les rapports fédéraux du Canada suggèrent que moins de 2 % des bénéficiaires d’AMM ont un accès insuffisant aux mesures de soutien pour le handicap selon la ou le prestataire de l’AMM6 — des chiffres difficiles à confirmer ou à réfuter étant donné l’absence de mesure objective de l’accès aux services. Toutefois, à l’instar de la prestation des soins palliatifs, le soutien nécessaire et les ressources disponibles varient fortement selon les groupes de population en fin de vie. En moyenne, les personnes atteintes de maladies non cancéreuses ou de fragilité ont besoin d’aide pour au moins une activité de la vie quotidienne pendant plus de 1 an avant le décès, alors que les personnes atteintes de cancer ne deviennent dépendantes qu’au cours des 5 derniers mois de leur vie et ont des besoins inférieurs à ceux des personnes atteintes de maladies non cancéreuses jusqu’au dernier mois de leur vie15. En d’autres termes, les personnes atteintes de maladies non cancéreuses et de fragilité sont beaucoup plus susceptibles d’avoir besoin de services de soutien (et donc, de ne pas en recevoir) que les personnes atteintes de cancer.
En parallèle, les ressources de soutien sont plus nombreuses dans les populations où l’AMM est plus fréquente. Les services de soutien publics ciblent généralement les personnes atteintes de cancer. En Ontario, par exemple, les personnes atteintes d’un cancer du poumon sont plus susceptibles de recevoir des services de soutien (rapport de cotes [RC] 5,1) et des visites à domicile (RC 2,4) d’un médecin en soins palliatifs que les personnes atteintes d’une bronchopneumopathie chronique obstructive16. En outre, les personnes privilégiées sur le plan socioéconomique sont plus à même de demander des ressources publiques ou de faire appel à des services privés, et sont aussi plus susceptibles de bénéficier de l’AMM2,5,7.
Autrement dit, la détresse sociale pourrait contribuer directement à la souffrance motivant une demande d’AMM, mais si les besoins insatisfaits contribuaient de façon non négligeable aux demandes d’AMM, leur incidence serait plus élevée dans les populations ayant besoin de plus de soutien ou au statut socioéconomique inférieur. Une fois encore, c’est l’inverse qui est vrai.
En fin de compte, qu’est-ce qui motive les demandes d’AMM? Les données d’observation sont plus utiles pour réfuter des théories que pour les prouver, mais les fortes associations entre l’AMM et des maladies particulières (p. ex., le cancer et la SLA), un statut socioéconomique élevé et la prestation de soins palliatifs laissent croire à un lien causal. Par exemple, les personnes atteintes de cancer ou de SLA ont une trajectoire de maladie similaire; par rapport aux personnes souffrant de défaillance organique ou de fragilité, leur degré fonctionnel global est plus élevé, mais leur déclin est plus rapide à l’approche de la fin de vie. Cela suggère que les demandeurs et demandeuses d’AMM accordent plus d’importance à la vitesse de détérioration fonctionnelle qu’à son degré, tandis que des attentes supérieures en matière de fonctionnement et de qualité de vie entraînent une détresse plus profonde lors de leur altération. Les personnes suivies en soins palliatifs seraient plus enclines à prioriser la qualité plutôt que la durée de la vie en cas de souffrance réfractaire. Les soins palliatifs eux-mêmes peuvent également amener à demander l’AMM, en aidant à accepter un diagnostic en phase terminale et en créant un espace de discussion sur les options thérapeutiques. Cela expliquerait pourquoi environ 20 % des procédures d’AMM au Canada ont lieu dans un établissement de soins palliatifs6.
Le débat sur la moralité de l’AMM est loin d’être terminé. Cependant, que l’objectif soit de réduire le recours à l’AMM ou de soulager les souffrances à l’approche du décès, il est important de comprendre les facteurs complexes qui déterminent les choix de la patientèle en fin de vie.
Footnotes
Intérêts concurrents: James Downar a reçu des honoraires d’AMC Joule pour l’élaboration de matériel pédagogique relatif à l’AMM et a été conseiller de l’association de défense des intérêts Mourir dans la dignité Canada. Susan MacDonald déclare recevoir des droits d’auteur de la plateforme de recherche universitaire d’Oxford University Press, pour sa publication Palliative Medicine: A Case-Based Manual, et est présidente et membre du conseil d’administration de l’Association médicale de Terre-Neuve-et-Labrador. Sandy Buchman est médecin en soins palliatifs, cofondateur du Centre de soins palliatifs Neshama à Toronto, évaluateur et prestataire de l’AMM, membre de l’Association canadienne des évaluateurs et prestataires de l’AMM et cofondateur et conseiller de MAiDHouse, un organisme sans but lucratif qui accueille les personnes admissibles à l’AMM dans un environnement chaleureux. Il a reçu des honoraires de l’Université de Toronto, de la Société canadienne de la SLA, de l’Institut de l’Université hébraïque de Jérusalem et de l’Association mondiale des soins palliatifs, et a présidé l’Association médicale canadienne. Aucun autre intérêt concurrent n’a été déclaré.
Cet article a été révisé par des pairs.
Contributeurs: Tous les auteurs ont contribué à la conception du travail, ont rédigé le manuscrit et en ont révisé de façon critique le contenu intellectuel important; ils ont donné leur approbation finale pour la version destinée à être publiée et assument l’entière responsabilité de tous les aspects du travail.
This is an Open Access article distributed in accordance with the terms of the Creative Commons Attribution (CC BY-NC-ND 4.0) licence, which permits use, distribution and reproduction in any medium, provided that the original publication is properly cited, the use is noncommercial (i.e., research or educational use), and no modifications or adaptations are made. See: https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/