Un jour, un collègue m’a envoyé un courriel me disant qu’il avait un message susceptible de m’intéresser. Il venait de voir un de mes anciens patients.
« Il dit que tu lui as sauvé la vie. Bien joué! Je me suis dit que tu aurais voulu que je t’en glisse un mot. »
Le courriel, de manière presque énigmatique, ne contenait aucun autre détail, mais c’était assez pour piquer ma curiosité. Je me suis mis à échafauder un scénario à partir du peu d’information qu’il m’avait laissé. J’imaginais un patient me réclamer. Mis à part le fait qu’il était un homme, je n’arrivais pas à statuer… De quoi avait-il l’air? Était-il vieux ou jeune? J’ai fini par cesser de tergiverser, et je me le suis représenté comme un type à l’aube de la mi-quarantaine.
« Il est absent aujourd’hui. Désolé », de répondre mon collègue, dans mon scénario imaginaire.
« Quel dommage! J’aurais vraiment voulu lui parler. »
« Eh bien, je peux faire quelque chose pour vous aider? » J’avais en tête une image de mon collègue qui se préparait à soigner une lacération au doigt, assis au chevet du patient allongé sur une civière. Je trouve que les gens ont tendance à devenir très volubiles après l’anesthésie locale, lorsque la ou le médecin s’apprête à faire les points de suture.
« Non, pas vraiment. C’était simplement pour le remercier. Après tout, il m’a sauvé la vie, et j’aurais juste aimé qu’il le sache. »
J’imaginais mon collègue croiser brièvement le patient du regard pour jauger de sa sincérité, puis, après avoir constaté l’absence d’ironie ou de malice, rediriger son attention vers un nœud à serrer.
J’ai abandonné ma rêverie en admettant que je n’arrivais pas à me souvenir ni d’un acte héroïque ni d’un moment d’allégresse jusqu’ici ignoré. Comment aurais-je pu oublier que j’avais sauvé la vie d’une personne?
Nous, les urgentologues, sommes attirés par la pratique pour une multitude de raisons. Toutefois, j’ai l’impression que nous sommes nombreux à avoir été séduits par la possibilité de sauver des vies de manière spectaculaire. Je soutiens depuis longtemps que la jeune génération d’urgentologues a été bercée par des épisodes de la série Urgences et a probablement intégré le programme de résidence nourrie par l’espoir on ne peut plus hollywoodien d’arracher des personnes malades des griffes de la mort.
Mais j’admets avoir moi-même inconsciemment intégré ces clichés culturels. Je me voyais comme un justicier masqué, un homme bon qui arrache la faux de la main osseuse de la Grande Faucheuse, alors que le quotidien de la médecine d’urgence consiste plutôt à faire face au problème d’engorgement du service, à composer avec des ressources limitées et à dégonfler les attentes de la patientèle. Les véritables sauvetages sont l’exception plutôt que la règle, même si nous aimons croire le contraire.
Malgré tout, c’était plus fort que moi. Je me demandais si le patient que j’avais sauvé était l’homme en insuffisance respiratoire que j’avais intubé et réanimé, ou si j’avais réussi la défibrillation cardiaque sur un patient atteint d’un infarctus aigu du myocarde en arrêt de fibrillation ventriculaire, ou encore si j’avais fait partie d’une équipe qui avait tiré in extremis cet homme d’une mort traumatique. Après tout, ce ne sont pas les accidents de la route tragiques, les chutes de hauteur et les épisodes de violence qui manquent dans notre coin.
Une chose clochait toutefois: ces personnes qui se rétablissaient entièrement et sortaient de l’hôpital sans séquelles neurologiques ne se souvenaient presque jamais des efforts déployés par le personnel du service des urgences, pour la simple et bonne raison qu’elles étaient souvent trop faibles pour se rappeler les premiers stades de l’événement qui avait mis leur vie en péril. Si les urgentologues et le personnel infirmier d’urgence reçoivent de nombreux messages de remerciement, rarement cette reconnaissance provient de la personne soignée. Qu’avais-je bien pu faire pour que cet homme dont j’avais sauvé la vie se souvienne de mon nom?
J’ai donc répondu au courriel de mon collègue en lui demandant quelques précisions: « Salut Jon! Merci pour le courriel de suivi. Ma curiosité est piquée au vif. Peux-tu me dire comment j’ai sauvé la vie de cet homme? Il n’y a vraiment rien qui ne me vient à l’esprit. Peut-être était-ce il y a longtemps? »
Ce cas remontait en fait à trois ou quatre ans; l’homme était découragé, et sentait de plus en plus que sa volonté de demeurer sobre flanchait devant l’intensité de son envie irrépressible d’alcool. Il savait qu’un retour à son ancien train de vie miné par l’alcoolisme représentait un lent suicide, une once à la fois. Pourtant, même s’il le comprenait, sa dépendance le tourmentait sans relâche. Il craignait de flancher.
Curieusement, c’est quelque chose que je lui ai dit qui lui a redonné un coup de fouet. Il est revenu chez lui ragaillardi par mes paroles et mes gestes. Quelques années plus tard, il est retourné au service des urgences pour un autre problème et souhaitait me parler.
Après avoir lu comment j’avais « sauvé » la vie de ce patient, je dois admettre que j’étais plutôt déçu, voire complètement déconcerté. Ce scénario était à des annéeslumière du partage des eaux de la mer Rouge au service des urgences; on était loin de ce que j’aurais imaginé il y a une trentaine d’années, pendant ma résidence, et encore certainement loin de ce que j’imaginais encore aujourd’hui, maintenant que je faisais partie des vieux de la vieille. Et de toute façon, je ne me souvenais que vaguement de cette interaction.
J’ai donc pris sur moi, me sentant quelque peu ridicule de m’être imaginé avoir joué les héros et infléchi le destin de cet homme, et je suis passé à autre chose. Toutefois, je me suis surpris, avec le temps, et malgré mes efforts pour le nier, à accepter que pour cet homme qui se trouvait dans un moment de vulnérabilité, j’avais dit et fait le nécessaire pour prévenir une rechute, ce qui à ses yeux lui avait sauvé la vie.
Mais comment avais-je fait cela? Je n’en suis pas tout à fait sûr, car selon mes observations, la voie vers la sobriété est une pente sinueuse et glissante, semée d’angoisse, sur laquelle plane le spectre de la rechute. Mais j’imagine que l’interaction a pu se passer ainsi: « Je ne pense pas être capable de tenir encore longtemps sans boire », m’a-t-il lancé.
« D’accord, je vous entends. Mais laissez-moi vous poser une question. Depuis quand avez-vous arrêté de boire? »
« Six semaines et trois jours. »
« C’est bien, c’est même excellent. Je crois que vous pouvez être fier de vous », ai-je répondu d’une voix mesurée.
Il m’a jeté un regard habité par le doute. « Mais je devrai me battre contre cette tentation tous les jours de ma vie. Comment faire? Je n’y arrive pas. Je n’y arrive tout simplement pas. Et si je recommence à boire, j’atteindrai un point de non-retour. La boisson va me faire sombrer. »
J’ai placé ma main sur son épaule et l’ai regardé droit dans les yeux. « C’est admirable, ce que vous avez accompli. Vraiment. Et n’oubliez pas que la sobriété, ça commence par une journée à la fois. Si vous gardez cela en tête, le reste se fera tout seul. Les choses vont se placer. Ayez confiance. »
Il est retourné chez lui, et j’ai continué mon travail. Je n’ai pas encore mis le doigt sur la raison pour laquelle cette intervention lui a donné autant de force, mais je suis reconnaissant de savoir que je l’ai aidé à traverser une passe difficile.
Je m’explique la chose ainsi:
Si nous, les médecins, nous faisons souvent ramener à l’ordre pour nos échecs, plus rares sont les cas où l’on souligne nos bons coups.
Nous ignorons parfois l’ascendant que nous pouvons avoir sur autrui.
Les paroles sauvent des vies.
Ne sous-estimons pas le pouvoir de la compassion et de la bienveillance.
Remerciement
L’auteur remercie Jonathan Lee pour son courriel qui l’a fait réfléchir.
Footnotes
Cet article a été révisé par des pairs.
Tous les personnages de ce texte sont fictifs. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, est purement fortuite.
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