Je commence à avoir des étourdissements, accompagnés de douleurs articulaires, de fièvre, de sueurs, de frissons et d’un mal de gorge. Mes symptômes rappellent à la fois le paludisme tropical et la grippe hivernale. Je me mets à tousser, à éternuer et à cracher. Je décide de refaire le test rapide, que je connais trop bien, et cette fois, le résultat est franchement positif. Après l’avoir évitée pendant trois ans, ça y est: j’ai la COVID-19. Je passe en revue la liste des symptômes; tout y est, y compris la perte de l’odorat — je ne sens même pas un oignon haché.
Plus les jours passent et plus je me sens mal. Je suis léthargique et je m’enferme dans l’isolement et la solitude. Ces symptômes n’ont rien de léger. Je suis à bout de souffle et j’ai des palpitations; il faut prendre mes signes vitaux à la maison avant d’aller à l’hôpital — température, pouls, fréquence respiratoire, saturation en oxygène. Au bruit de toux et d’éternuements s’ajoute celui du bip intermittent du saturomètre sur mon index — un petit appareil remarquable qui a probablement sauvé des millions de vies en mesurant le niveau d’oxygène sanguin. Mais au lieu de me rassurer, le saturomètre semble me narguer. Je me rappelle que près de trois décennies de recherche ont prouvé son manque de fiabilité sur les peaux à pigmentation foncée, comme la mienne, et ma saturation en oxygène commence à baisser de façon marquée1–5.
Dans un état fébrile, je rumine sur mon identité de médecin, de Noir et de patient tandis que je fixe intensément l’appareil, qui bipe et dont les chiffres clignotent constamment. Suis-je plus malade qu’il n’y paraît?
Ce saturomètre peut-il me sauver la vie ou est-il une incarnation en plastique des préjugés raciaux systémiques dans la conception des technologies de la santé?
Je pense aux personnes noires qui ont peut-être perdu la vie après qu’on les ait rassurées sur leur saturation en oxygène. De toute façon, quels sont nos autres choix? Pourquoi faut-il tant de temps pour concevoir des appareils plus précis, et pour accroître la sensibilisation dans le cadre des programmes de médecine et de pratique clinique?
Notre relation avec les appareils de mesure comme le pèse-personne, le thermomètre, le glucomètre et le saturomètre repose essentiellement sur notre confiance aveugle en leur fiabilité. À l’inverse, lorsqu’ils ne sont pas fiables, ces appareils peuvent soulever la méfiance, nourrir une impression de tromperie, de menace ou de suspicion, et susciter carrément un sentiment de peur ou d’insécurité. Je trouve l’anxiété inconfortable et troublante — cognitivement et émotionnellement. Quand on est atteint de la COVID-19, peut-être cela contribuet-il à faire augmenter le stress lié à la maladie, le cortisol et l’adrénaline à chaque battement de cœur rapide et à chaque respiration laborieuse.
À mesure que je vois chuter mon taux de saturation en oxygène, je constate, hypoxémique, à bout de souffle, que mes connaissances, mes privilèges et tout mon pouvoir en tant que médecin ont été réduits à néant par ce virus invisible, mais puissant qui ravage mes poumons et tout mon corps. Je suis heureux que mes vaccins soient à jour, et de ce fait, que mon immunité soit renforcée. J’ai souvent insisté sur l’importance de la vaccination auprès de communautés noires au sein desquelles les vaccins suscitent parfois une méfiance alimentée par la mésinformation et la peur. Tant de vies noires ont été perdues en raison de l’iniquité vaccinale et du déni de la COVID-19 découlant en partie d’expériences systémiques et personnelles du racisme. La surmortalité des personnes noires due à la COVID-19 — y compris des professionnelles et professionnels de la santé comme moi — a été largement documentée et ne peut pas être expliquée uniquement par les déterminants sociaux de la santé ou la surpopulation. Mon esprit s’embrouille lorsque je réfléchis à l’incidence d’autres facteurs mentionnés dans les ouvrages publiés, comme la charge allostatique — l’effet cumulatif de stresseurs sur le corps au fil du temps.
Dans ce brouillard, je me rends compte que très peu de mes proches ou de mes collègues médecins expérimentés, peu importe leur couleur de peau, connaissent les signes d’hypoxie ou d’hypoxémie sur la peau des personnes noires. Des trous béants dans mon propre filet de sécurité.
L’Organisation mondiale de la Santé, la Food and Drug Administration des États-Unis et de nombreuses autres autorités de santé publique réputées nous encouragent à être à l’affût des teints pâles et des visages, des lèvres ou des ongles bleuâtres6. Mais une peau foncée ne bleuit pas. Quel est donc le spectre de couleur pathologique de la peau noire? Si je dis que je n’arrive pas à respirer, croirat-on que je suis vraiment en détresse si je ne bleuis pas? Les personnes noires comme moi prennent un teint cendré, gris ou blanchâtre (pas bleuâtre) au niveau de la peau, des lèvres, de la langue et des ongles; les conjonctives peuvent également sembler grisâtres.
En tant que médecin–patient noir, je comprends mieux comment une personne qui n’a pas confiance dans le système de santé peut se sentir très vulnérable au moment de recevoir des soins. Lorsqu’on est affaibli par la maladie, le sentiment d’impuissance et les déséquilibres de pouvoir peuvent être amplifiés lorsqu’ils sont vus à travers une lentille asymétrique, et je peux imaginer pourquoi certaines personnes se tournent vers des sites Web, des proches ou un groupe confessionnel pour s’informer. Un engagement authentique en faveur de l’équité, de la diversité, de l’inclusion, de l’accessibilité et du respect de l’appartenance à une communauté autochtone repose sur l’innovation et la conception de technologies de santé concrètes, durables et sûres7. Autrement, nous avançons sur un terrain délicat en misant sur le rendement, en bipant comme un saturomètre, en traitant tout le monde de la même manière. Dans ma quête de lucidité, je me dis que le principe d’égalité mène parfois à la perpétuation des iniquités; par exemple, utiliser un saturomètre de manière uniforme, sans égard à la couleur de la peau, constitue en fait un traitement inéquitable.
Le saturomètre bipe, signalant une irrégularité. Tout mon corps me dit que quelque chose ne va pas. Mes ancêtres étaient de fiers percussionnistes africains et une arythmie est comme un tambour qui sonne faux. Le saturomètre ne mesure peut-être pas avec précision mon oxygène de Noir, mais il sait que mon pouls est anormal.
Je comprends pourquoi la méfiance et l’absence de sentiment de sécurité sont à la base de tant d’expériences en matière de soins de santé pour les personnes noires. Je me sens isolé et malade. Le rythme sinusal de ma routine quotidienne et de ma vie professionnelle extrasystolique me manque.
Je lève le doigt et fixe avec anxiété les chiffres du saturomètre. Qu’es-tu vraiment en train de me dire?
Footnotes
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