Tout a probablement commencé à la mort de mon père il y a 30 ans. Ce fut un événement soudain et bouleversant, mais le rythme de la vie s’est empressé de combler le vide. Tout a bien été pendant des années, jusqu’au décès de ma mère, suivi de celui de ma belle-mère en l’espace d’un an. Nous nous sommes alors immergés dans des décennies de rebuts accumulés par deux femmes qui vivaient seules. Une assiette en porcelaine de Chine élégante, mais craquelée et réparée avec un pansement adhésif, gardée juste au cas. Des objets revêtant une grande valeur personnelle, quoique singulière. Nous n’avons pas trop réfléchi sur le coup: nous nous sommes seulement lancés tête baissée dans le nettoyage, le tri, la distribution, l’élimination, la vente et le don de tous ces objets.
Récemment, un médecin âgé que je connaissais a reçu un diagnostic de cancer métastatique et est décédé. Il a vu son dernier patient 48 heures avant la fin. Des problèmes de santé ont « forcé » une autre de mes connaissances à prendre sa retraite de la médecine à l’âge de 90 ans. La patientèle qu’il voyait depuis des décennies dépendait maintenant de collègues pour trouver un traitement. Deux praticiens sages qui connaissaient bien la vie et la mort, la mortalité et la fin, mais qui ont agi comme s’ils n’avaient rien vu venir, comme s’ils allaient toujours être présents à la prochaine consultation. Une série interminable qui continuerait jusqu’à l’infini, j’ose imaginer. Malgré ma propre bonne santé, la mort a toujours été présente pour moi, puisque je travaille dans un centre de cancérologie. La prise de conscience entamée il y a 30 ans à la mort de mon père est maintenant plus aiguë. La mort peut être soudaine et inattendue, mais elle est inévitable. C’est pourquoi il était important que je commence à penser à ma propre fin.
J’ai donc recommencé à me plonger dans les tâches de tri, cette fois avec mes propres choses. Je n’ai pas envie que ma famille doive décider de ce qu’elle va faire de la collection d’outils brisés ou de figurines d’action des Packers de Green Bay de papa lorsqu’il ne sera plus là. Mes collègues pourront nettoyer mon bureau si je n’en ai pas la chance, mais je leur épargnerai la tâche de trier tous les dossiers d’articles — dont plusieurs datent de plus de 10 ans — que je m’étais promis de lire lorsque j’en aurais la chance. À la maison, j’ai fait un changement essentiel: au lieu de trouver plus d’espace pour mettre plus de choses, je réduis le nombre de choses pour qu’elles tiennent dans l’espace que j’ai. Jusqu’à maintenant, tout se passe bien. Ce n’est pas triste. J’en tire un sentiment d’accomplissement. Je peux donner un grand coup, puis prendre des pauses. Avec le temps, je prévois en laisser moins pour les personnes qui viendront après moi.
Mais j’ai aussi des patientes et des patients, qui sont beaucoup plus importants que mon bazar et qui sont plus complexes que des documents et des objets. Comme la plupart des psychiatres de ma génération, j’ai été formé en psychothérapie psychodynamique, domaine qui était, du moins pendant ma résidence, assez nébuleux sur la question de la fin. Nous avions seulement un séminaire — d’un total global de 45 minutes — sur la manière de « mettre fin » à une relation avec un patient ou une patiente. Donc, même si mon travail quotidien consistait à rencontrer des personnes aux prises avec une maladie grave et à les aider à s’adapter à cette réalité, une tâche qui pouvait durer entre un rendez-vous et deux ou trois ans, il existe un autre groupe de personnes que j’ai traitées pendant beaucoup plus longtemps.
Combien d’années cela représente-til? Vingt ou 25 ans, peut-être. Parfois « seulement » 15 ans. Nous appelons ces personnes les « patients à perpétuité », ce qui semble assez péjoratif, mais qui ne l’est pas du tout. Il s’agit seulement d’une catégorie de thérapie distincte de celle où l’on établit une relation qui a une fin bien définie. Toutes ces personnes ont probablement commencé par quelques séances à un moment où elles devaient être hospitalisées pour une opération ou une autre intervention, alors qu’elles avaient des antécédents familiaux inquiétants de cancer et se sentaient menacées, ou qu’il leur était difficile d’avoir confiance en qui que ce soit en raison d’une enfance particulièrement difficile, ce qui avait compromis les soins pour leur maladie physique à répétition. Le problème (en est-ce vraiment un?), c’est que les efforts nécessaires pour arriver à démêler tout cela ont nécessité une exploration en profondeur de leur passé. Ces personnes ont pris le risque de parler de la honte et de la peur ancrées en elles. Cela peut prendre des années. Pour ces personnes, le fait d’avoir quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui a vu leur potentiel et leurs capacités, c’était une bouée de sauvetage, un lien qui nous unissait. Et comme je suis ouvert aux compromis, j’acceptais souvent de donner plus de temps entre les rendez-vous et jonglais avec les disponibilités pour poursuivre notre relation. C’est un système, imparfait peut-être, qui fonctionnait depuis un bon moment déjà.
Me voilà maintenant à l’approche de l’âge classique de la retraite. Devrais-je faire comme mes collègues et agir comme si je n’allais jamais vieillir et, un beau jour, soudainement, démissionner ou mourir? Je suis certain que de passer certaines des bonnes années qu’il me reste à montrer des bernard-l’ermite à mes petits-enfants est un choix judicieux qui n’est pas à remettre indéfiniment. J’ai fait le ménage de mon bureau, mais que dois-je faire avec ces personnes avec qui j’ai bâti des relations relativement intimes à long terme, et qui, malgré nos efforts, n’ont peut-être personne d’autre à qui parler?
Je réponds à cela que je dois parler de cette fin avec eux, maintenant et sans détour, parce qu’il le faut. C’est la façon qui, selon moi, leur permettra de ne pas se sentir ignorés, sans valeur, comme le contenu du sous-sol d’une personne décédée. Le seul séminaire qu’on a donné sur le sujet ne m’avait pas appris comment faire cela, mais maintenant que j’ai décidé que j’arrêterais dans les prochaines années de faire ce genre de psychothérapie, il me semble que ce serait malhonnête de continuer à aborder mes séances comme si j’allais toujours être là. Nous pouvons travailler ensemble et utiliser la confiance mutuelle que nous avons bâtie pour les aider à traverser une autre épreuve de la vie. Si nous ne le faisons pas, ce sera un étranger qui devra les aider. Pour moi, ce serait en quelque sorte comme si je les abandonnais. Étant donné la prévalence des récits d’abandon qui m’ont été racontés par ces personnes, je ne voudrais pas leur en imposer un de plus.
Alors. Comment ça se passe, jusqu’à présent? Disons que les résultats sont mitigés, au mieux. La première personne à qui je l’ai annoncé a réagi avec bienveillance et m’a félicité pour mes années de travail. Elle a parlé avec émotion des bienfaits que lui apportait notre relation. Cela m’a encouragé, puisque ce n’était pas quelqu’un qui avait commencé ses traitements contre le cancer avec confiance. C’était la version « tournée d’adieu » de mon plan. La deuxième personne l’a vu comme une punition pour quelque chose qui s’était passé en début de séance, et la troisième personne s’est carrément fâchée. Elle a condamné ma décision à ce moment, et la condamne encore aujourd’hui. Pour être franc, je lui ai fait l’annonce de but en blanc, car je croyais que cela se prêtait bien à une discussion inattendue sur la fin. Je l’ai prise au dépourvu, et sa frustration était autant pour mon manque de considération que pour mon départ comme tel. Comme elle le sait maintenant, nous avons plus d’un an pour essayer d’analyser ce que signifie ce départ pour elle.
Reconnaître l’approche d’une fin, et réfléchir à ce que cela signifie, à ce que nous pouvons contrôler ou non, est certes difficile, mais nécessaire. Pour les « patients à perpétuité », cela signifie mettre un terme à une relation qui a été une partie centrale des mécanismes qui lui ont permis de composer avec l’adversité pendant des années. Cela fonctionne mieux lorsque la personne est capable d’éviter d’associer cet événement à un autre abandon ou à un cas d’égocentrisme, et qu’elle peut voir les deux côtés de la médaille. La gratitude peut faciliter le processus, pour les deux parties. L’autre solution, c’est de faire semblant, de coller un pansement adhésif sur le dos d’une assiette en porcelaine de Chine et de faire comme si on pouvait encore l’utiliser. Le résultat peut sembler correct en apparence, mais il n’a aucune résistance. Je préfère ne pas me cacher de l’incertitude et du sentiment de perte associés à la fin, et essayer d’aider, une fois de plus.
Footnotes
Cet article a été révisé par des pairs.
Les personnes représentées ici sont un composite de patientes et de patients.
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